Le Master d’Affaires Européennes de la Sorbonne (MAES) organisait mardi 29 janvier sa grande conférence annuelle sur les influences de l’immigration sur les élections européennes de mai prochain. Retour sur cette soirée riche en débats.
La « crise des migrants » influence en profondeur la politique européenne depuis 2015, l’année où les désaccords entre pays européens ont éclaté au grand jour. Alors que les élections européennes approchent à grands pas, la montée des populismes et des forces eurosceptiques font craindre un « raz de marée » électoral. Le rejet des migrants joue un rôle important dans la remise en cause des valeurs fondamentales de l’Union européenne. Qu’a-t-on appris de la « crise des migrants » en 2019 ? Quel rôle celle-ci jouera dans la campagne des élections européennes ?
La conférence a eu lieu en Sorbonne, dans un amphithéâtre Milne Edwards plein à craquer, preuve que le sujet intéresse énormément et provoque le débat. La qualité et la diversité des intervenant.e.s est également à souligner. Aux côtés d’Enrico Letta, ancien Président du Conseil des Ministres italien, sont venus débattre Jacques Maire, député LREM des Hauts-de-Seine et vice-président de la Commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale, Szabolcs Takács, secrétaire d’Etat hongrois aux affaires européennes et Francis Vallat, président de l’association SOS MEDITERRANEE. La conférence a été modérée par Maïa de la Baume, journaliste à POLITICO Europe.
La « crise migratoire », l’enjeu central des élections européennes de 2019
Quel sera donc l’influence de la « crise des migrants » sur les élections européennes ? Pour Jacques Maire, la réponse est toute trouvée. La crise des migrants n’est pas une question de chiffres, c’est une crise politique née du refus de certains pays d’en accueillir. Ce sera donc un enjeu majeur aux élections européennes. Pour le député français, la « crise des migrants » a révélé une crise d’inefficacité de l’UE, ainsi qu’une crise des valeurs européennes (comme le respect de l’état de droit ou la dignité humaine). Le rejet des responsabilités entre nations européennes n’a clairement pas aidé dans la résolution de la crise.
Enrico Letta va même beaucoup plus loin en soulignant le caractère fondamental de l’immigration dans le débat électoral européen. Alors que les Spitzenkandidaten n’en ont pas du tout parlé en 2014, l’immigration sera LE sujet central des élections européennes de 2019. Les institutions européennes doivent donner une réponse claire car en cas d’inaction, les conséquences seraient catastrophiques et fatales pour l’UE : La législature 2014-19 aura été celle d’un Brexit. Si on ne fait rien pour trouver une solution à la crise des migrants, la législature 2019-24 sera celle de 27 autres « Brexits ». Selon l’ancien Président du Conseil italien, les divisions européennes sont en effet béantes à l’heure actuelle, avec la formation d’un nouveau clivage Est-Ouest.
« La législature 2014-19 a été celle d’un Brexit. Si on ne fait rien, la législature 2019-24 sera celle de 27 autres « Brexits ». Enrico Letta
Contrairement à la crise économique et au Brexit, l’UE n’a pas trouvé de solution à la « crise des migrants ». Pour Enrico Letta, la décision de sauver des vies en Méditerranée ne devrait même pas donner lieu à discussions. C’est pour cela que j’ai pris la décision en 2013 de sauver la vie de réfugiés au large des côtes italiennes, en créant l’opération Mare Nostrum, dans la foulée du drame de Lampedusa (ndlr : Le 3 octobre 2013, une embarcation transportant environ 500 migrants africains fait naufrage près de Lampedusa, île italienne proche de la Sicile. La catastrophe a fait 366 morts). Faire preuve d’humanisme est d’autant plus important que la « crise des migrants » restera gravée dans l’histoire : Si dans un siècle, un archéologue explore les fonds marins et trouve 500 squelettes entassés, il va se demander quelle guerre au début du XXIème siècle a bien pu causer cela. Malgré l’évidence de placer la protection de la vie humaine au-dessus de tout, Enrico Letta est pessimiste quant à l’avenir : On ne parle pas assez de la crise des migrants, les seuls à en parler sont les populistes et les ONG humanitaires. Les leaders politiques européennes doivent prendre leurs responsabilités.
Les valeurs européennes, une interprétation différente selon les pays européens ?
En tant que secrétaire d’Etat aux affaires européennes de la Hongrie, Szabolcs Takács pouvait s’attendre à ce que les critiques convergent vers son pays, même si la Hongrie n’est pas la seul à exprimer sa réticence quant à l’accueil des réfugiés en Europe. Pourtant, le secrétaire d’Etat a exprimé toute sa joie de participer à ce débat.
Il faut comprendre qu’il y a des régions différentes en Europe, avec des manières de pensées différentes commente le diplomate. La Hongrie est un état qui a connu une histoire contemporaine difficile, avec une domination communiste d’un demi-siècle, et il est normal qu’elle soit particulièrement attentive à la question de l’identité, nationale et européenne. Avec la crise migratoire, la question de l’identité européenne s’est posée. La Hongrie respecte les valeurs européennes. Mais il n’y a pas d’interprétation commune de ces valeurs. Le nationalisme, la souveraineté et l’intégration sont vus différemment selon les pays. On doit le respecter. Quant aux allégations proférées contre la Hongrie sur son refus d’accueillir des migrants, Szabolcs Takács est catégorique : La Hongrie respecte les conventions de Genève (ndlr : les traités internationaux posant les fondements du droit international humanitaire), lors des guerres de Yougoslavie, nous avons accueilli des réfugiés yougoslaves, qu’ils fussent croates, serbes ou bosniaques musulmans. Ce que nous voulons aujourd’hui, c’est que l’Afrique, l’Asie du Sud et le Moyen-Orient soient des régions où les gens puissent vivre décemment. Une solution européenne commune est donc nécessaire, d’autant plus que l’UE est le premier bailleur de fonds de ces régions.
« La Hongrie respecte les valeurs européennes. Mais il n’y a pas d’interprétation commune de ces valeurs ». Szabolcs Takács
A l’autre bout de la scène, Francis Vallat, le président de SOS MEDITERRANEE, tient à contredire le secrétaire d’Etat hongrois. Même si la question migratoire est compliquée, sauver des gens en mer est très simple, ce n’est pas une question d’interprétation de valeurs. […] Faire de l’Afrique un continent où les gens puissent vivre décemment prendra du temps. Il faut aussi réfléchir aux solutions à court terme. Malgré sa volonté de ne pas juger les politiques d’aide aux migrants, de par sa qualité de président d’association, Francis Vallat pense également que les valeurs européennes sont bafouées. La vérité a été continuellement bafouée, surtout concernant la nature de nos actions. Le droit est bafoué par des états de droit. L’Europe a fait preuve d’un manque de solidarité envers l’Italie et Matteo Salvini est un enfant de ce manque de solidarité.
« Matteo Salvini est un enfant du manque de solidarité de l’Union européenne envers l’Italie ». Francis Vallat.
Le président de SOS MEDITERRANEE réfute également vivement la théorie de l’appel d’air, selon laquelle il y a des migrants naufragés car il y a des navires pour les sauver : c’est plutôt l’inverse, il y a des navires en mer Méditerranée car il y a des migrants en détresse. […] L’UE doit faire quelques chose, sa réputation internationale en dépend. Avec autant de morts à ses portes, comment l’UE peut-elle être crédible face au reste du monde ? Il est étonnant que Bachar Al-Assad ne nous ait pas déjà fait la remarque. L’identité européenne serait donc plus en danger en rejetant les migrants qu’en les accueillant.
Vers un zéro pointé de l’UE dans la « crise migratoire » ?
Comment tirer les leçons de la crise des migrants ? Pour Jacques Maire, la réponse européenne est entravée par le fait… qu’il n’existe pas de politique européenne pour la migration. L’action individuelle de certains pays européens est aussi à blâmer : l’UE n’a rien fait pour améliorer la situation en Libye, la France et la Grande-Bretagne sont largement responsable du désordre qui y règne. Le vice-président de la Commission des affaires étrangères se montre même pessimiste sur l’avenir de l’UE, le pire serait à venir : l’UE manque de solidarité et de cohésion, la concurrence généralisée entre les pays affaiblit le projet européen.
« La France a sa part de responsabilité dans l’échec de la réponse à la crise des migrants ». Jacques Maire
Enrico Letta acquiesce en étant encore plus catégorique : L’Europe a fait faillite sur la crise des migrants. Est-ce que ce sont les institutions européennes ou les états qui en sont fautifs ? Je pense que ce sont les états. […] l’intergouvernementalisme est la vraie faillite. Pour Enrico Letta, Matteo Salvini a gagné la bataille idéologique en fragmentant la « crise des migrants » en évènements individuels : Depuis 10 jours, on ne parle que d’un bateau transportant 47 migrants qui ne peut pas accoster en Italie. On ne parle pas de la crise migratoire dans sa globalité.
Pour Szabolcs Takács, la conférence tenue en Sorbonne est emblématique des désaccords sur le sujet : Quatre intervenants exprimant des avis différents symbolisent le manque de vision commune. Il se veut néanmoins plus nuancé sur le bilan de l’UE, arguant que l’accord entre l’UE et la Turquie en 2016 montre que l’UE n’a pas totalement échoué. Les pays de Visegrád ont même donné 35 millions d’euros aux gardes côtes libyens. Encore une fois, il y a plusieurs manières de comprendre le sens de « solidarité ». La Hongrie n’est pas contre la solidarité, l’UE est composée de pays ayant des passés différents. Il faut être respectueux car il est très facile d’offenser un pays. Quant à la construction du mur entre la Hongrie et la Serbie, la justification du secrétaire d’état est sans équivoque : La frontière entre la Hongrie et la Serbie est une frontière extérieure de Schengen. Nous étions donc obligés de construire une barrière pour protéger les frontières extérieures de l’UE. Cela ne veut pas dire que la Hongrie ou la Serbie voulaient construire ce mur. Mais Schengen nous y obligeait.
Francis Vallat en est sûr : Il faut jeter les accords de Dublin à la poubelle ! (ndlr : le Règlement Dublin III de 2013 stipule le principe suivant : le pays dans lequel a été formulée la demande d’asile est celui qui est chargé de son instruction et de la décision finale. L’Italie s’est donc trouvée en difficulté), on peut le faire, un changement de traité est possible. Face aux nombreuses accusations dont SOS MEDITERRANEE est victime, Francis Vallat, visiblement ému, est d’une extrême fermeté : Nous ne sommes pas immigrationnistes, tout ce que vous entendez sur cela est pur mensonge, nous sommes là pour sauver des vies en mer.
« Il faut jeter les accords de Dublin à la poubelle ! On peut le faire, un changement de traité est possible ». Francis Vallat
De la nécessité d’adopter une stratégie à long terme pour l’accueil des migrants
Dans le public, c’est un silence religieux qui règne. Tout le monde écoute avec grande attention le débat entre quatre intervenants qui ne partagent pas toutes les mêmes idées. Une caractéristique qui n’a pas échappé à Enrico Letta : le fait qu’on discute entre Français, Italien et Hongrois montre que l’Europe existe, qu’un débat européen sur la question migratoire est possible !
« Le fait qu’on discute entre Français, Italien et Hongrois montre que l’Europe existe, qu’un débat européen sur la question migratoire est possible ! ». Enrico Letta
Les (nombreuses) questions du public tournaient essentiellement autour d’une chose : comment élaborer une stratégie à long terme pour l’accueil des migrants en Europe ? Les enjeux de sécurité, de migration et de changement climatique rendent nécessaire la politique européenne d’aide au développement. Contrairement à la Chine, l’UE n’a pas de stratégie globale avec l’Afrique, elle s’adresse aux leaders africains pour ne parler que d’immigration. L’Europe ne doit pas non plus adopter une posture « néocolonialiste » en se voulant la sauveuse de l’Afrique, d’où une coopération équilibrée entre les deux continents. Enfin, une véritable stratégie d’aménagement du territoire des métropoles est fondamentale pour accueillir durablement les migrants, ceux-ci ne pouvant vivre éternellement dans des « ghettos ».
Cette conférence annuelle est l’un des nombreux projets organisés par le MAES. Pour plus d’informations sur nos activités, n’hésitez pas à consulter notre site internet ou le site de notre journal, Courrier d’Europe – Made in Sorbonne.
Théo Boucart