L’offensive turque contre les forces kurdes, alliées de la coalition internationale contre Daech, a provoqué le 8 octobre dernier un tollé sur la scène internationale. Pour autant, la réponse des acteurs en présence, et surtout de l’Union Européenne, a tardé à venir. Comment l’UE réagit-elle face à cette crise ?
Rappel des faits
Depuis le 8 octobre, la Turquie a lancé une opération militaire contre les Unités de protection du peuple (YPG), milices kurdes combattant l’Etat Islamique, dans le nord de la Syrie, près de la frontière avec la Turquie. Cette offensive fait suite à la décision de Donald Trump de retirer les troupes américaines engagées sur le théâtre d’opérations syrien, retrait justifié par l’invasion potentielle du nord de la Syrie promis par Ankara.
Cette situation interpelle tout naturellement la communauté internationale, et en particulier l’Europe, à plusieurs niveaux : d’abord parce qu’elle représente une crise humanitaire importante qui ne fait que commencer (plus de 100 combattants kurdes et 60 civils ont déjà été tués, plus de 130 000 personnes auraient déjà été déplacées, sans compter des victimes côté turc) ; ensuite parce que les forces armées kurdes sont depuis 2011 des alliés de la coalition internationale contre l’Etat Islamique, et ont notamment combattu aux côtés des Français ; enfin, parce que 12 000 djihadistes sont actuellement détenus par les forces kurdes dans le nord-est du pays, faisant craindre des évasions massives si les kurdes se trouvent obligés de fuir ou de concentrer leurs efforts pour se défendre face aux forces turques, et de manière générale une déstabilisation de la région qui viendrait anéantir les progrès réalisés dans la lutte contre Daech.
L’échec de l’UE à faire front uni
La réaction des pays européens face à cette situation a prouvé une fois de plus la difficulté des Etats membres à se coordonner.
L’opération turque « Source de paix » a certes déclenché des réactions aussi vives qu’immédiates en Europe. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a aussitôt exigé l’arrêt des opérations et prévenu la Turquie qu’elle ne recevrait aucun financement dans cette opération. Un certain nombre de pays européens ont condamné la Turquie (France, Allemagne, Royaume-Uni, Finlande, Danemark, Pays-Bas) mais la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni se sont distingués en préparant une déclaration commune critiquant l’action d’Ankara et saisissant le Conseil de sécurité des Nations Unies. Sur ce plan, tous les pays d’Europe n’ont clairement pas le même poids, la France et le Royaume-Uni étant les seuls membres permanents du Conseil de sécurité, tandis que l’Allemagne est actuellement membre non permanent jusqu’en 2020 – de même que la Belgique et la Pologne.
Mais c’est sans doute la question de l’embargo sur les ventes d’armes à la Turquie qui a le plus cristallisé l’incapacité de l’UE à présenter une position commune, puisque, si l’Allemagne et la France ont annoncé qu’elles cessaient les ventes d’armes au pays, les ministres des Affaires Etrangères des 27 n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un boycott européen (demandé à l’initiative de l’Italie, un des principaux fournisseurs de la Turquie) : le Royaume-Uni s’y est opposé, en faisant valoir que la Turquie est membre de l’OTAN.
Enfin, alors même que l’attitude de Donald Trump dans cette crise avait été très critiquée – jugée erratique et irresponsable –, malgré tout, c’est bien Mike Pompeo, vice-président américain, qui a finalement réussi à négocier un cessez-le-feu de 5 jours avec le président turc Recep Tayyip Erdogan, ce jeudi 17 octobre.
La diplomatie européenne humiliée ?
Il est certes un peu tôt pour juger du succès de la diplomatie américaine dans cette affaire, Turcs et Kurdes s’accusant déjà mutuellement de ne pas respecter la trêve annoncée. Il est néanmoins significatif que les forces kurdes et syriennes aient pointé la responsabilité des Etats-Unis d’avoir échoué à faire régner le cessez-le-feu, en tant que médiateur du conflit.
De plus, alors même que le président français Emmanuel Macron s’est déjà entretenu avec ses homologues américain, irakien et turc le lundi 14 octobre, il en est encore à prévoir une initiative commune avec la chancelière allemande Angela Merkel et le premier ministre britannique Boris Johnson pour rencontrer le président Erdogan « prochainement », « dans les prochaines semaines ».
L’attitude de l’UE prouve une fois de plus les écueils de la diplomatie européenne : d’abord, l’échec à s’entendre sur l’embargo sur les ventes d’armes illustre la difficulté des décisions à plusieurs – même si le Royaume-Uni, à l’origine de ce désaccord, cherche à quitter l’UE, il en fait officiellement toujours parti, et il est évident que du fait de son statut, il continuera à jouer un rôle politique significatif sur la scène européenne même après le Brexit ; ensuite, tous les acteurs en présence n’ont pas le même impact, car si la condamnation a certes un poids symbolique, la sanction économique n’a de sens que pour les pays étant déjà des partenaires commerciaux significatifs de la Turquie ; enfin, force est de constater que ce sont toujours les chefs d’Etats des grandes puissances qui mènent la danse diplomatique, et non la diplomatie de l’UE.
Cette situation rappelle également l’attachement persistant des pays à l’OTAN malgré tout : le refus du Royaume-Uni de cesser l’exportation d’armes à un pays membre de l’Alliance atlantique fait écho à l’argument de Donald Trump, qui avait également jugé absurde de partir en guerre contre un pays membre ; en outre, le retrait des troupes américaines laisse présager un mouvement identique de la part des forces européennes, les américains jouant un rôle important dans la logistique sur le théâtre des opérations.
Pendant ce temps, la Russie a profité du retrait américain et de l’inaction européenne pour investir la ville de Minbej, point stratégique de la région, tandis qu’une rencontre entre le président Erdogan et le président russe Vladimir Poutine est d’ores et déjà prévue le 22 octobre.
La réaction de l’UE, tardive et en ordre dispersé, face à l’offensive kurde, prouve donc la difficulté persistante des pays européens à se coordonner et la faiblesse d’une diplomatie portée par l’UE comparée à celle portée par les chefs des Etats les plus puissants. Elle rappelle également que la situation actuelle est appelée à modifier l’équilibre des forces en présence dans cette zone stratégique et qu’il est nécessaire pour l’Europe d’être en mesure d’agir face aux acteurs en présence, qu’il s’agisse de la Turquie, de la Russie ou des Etats-Unis.
Noémie Chemla, rédactrice chez notre partenaire Courrier d’Europe